Je vous offre les premières lignes de mon livre
Les Pinceaux de feu, Edgar Mabboux.

Petit rappel avant lecture. Le peintre Edgar Mabboux m’a sidéré. Le bonhomme a 92 ans, vit à Blonay et peint toujours plus beau. Il est coté chez Drouot à Paris, fait un malheur en Italie, est toujours aussi attendu aux États-Unis. De quoi amener un peu de quiétude à l’enfant maltraité qui sommeille toujours en lui.

Le déclic

Automne 1988. Salon des Indépendants, Paris. Tout le monde court autour d’elle : les gardes du corps, les invités, les artistes, les quidams. Elle, elle ne bouge pas. Elle ne semble pas entendre le bruit de la petite foule qui la serre, ne pas sentir la fureur des courtisans qui la pressent, ne pas voir l’impatience des artistes qui frémissent.

Dans le hall d’honneur du Grand Palais, ça se bouscule de partout pour approcher Bernadette Chirac qui doit inaugurer le salon. Mais elle reste là, tétanisée, de marbre. Voyons, il faudrait avancer Madame, couper le ruban ! Mais comme on n’ose pas trop obliger la femme du premier ministre de la République française, tout le monde piétine, se bouscule, s’invective mezza-voce. La nervosité prend le pas sur l’excitation.

La foule enfle, elle s’impatiente, elle commence à déborder du Grand Palais ; les derniers arrivants ne comprennent pas. Ça pousse, ça grogne, ça joue des coudes, ça fulmine. Mais que se passe-t-il devant ? Avancez !

Bernadette Chirac reste en pâmoison devant Riviera vaudoise, un superbe coucher de soleil sur Montreux et le lac Léman. Le meilleur tableau du salon, elle le sent. Pourquoi aller plus loin ? doit-elle se dire. S’il n’y avait pas tous ces ennuyeux…

C’est vrai que depuis Renoir ou Monet, Cézanne, Picasso ou Braque, les Salons des Indépendants du XXe siècle ont trop souvent proposé des œuvres surfaites, minables, un bric-à-brac désordonné d’œuvres insipides. C’est la rançon de ce genre de salon ouvert à tous les courants, à tous les suivismes, ouvert aux peintres du dimanche. Il y en a des bons, parfois.

Mais là, on a à faire à tout autre chose. Bernadette Chirac a l’œil. Elle a compris que celui qui a créé Riviera vaudoise est un peintre hors normes. Mais qui est-il ? Qui donc a pu peindre un chef-d’œuvre pareil ? Faites-le venir tout de suite que je le félicite ! Que je l’invite à Matignon. Jacques doit voir ça !

Jacques Chirac, oui bien sûr, le promoteur du Musée des Arts premiers pourrait aimer ça, sauf qu’à l’automne 1988, il peine encore à digérer sa défaite aux dernières présidentielles françaises. Cela fait des semaines qu’il rumine son humiliation face à François Mitterrand, alors Le Riviera vaudoise, il le laisse volontiers à madame. Et puis ce Mabboux n’est pas vraiment un spécimen des arts premiers…

Devant le tableau d’entrée du salon,Bernadette doit assurément penser à tout ça, chercher un moyen de divertir son mari défait. Plus tard, elle se confiera au journaliste Erwan L’Éléouet dans Bernadette Chirac, les secrets d’une conquête : « Les Français n’aiment pas mon mari, les Français n’aiment pas les Chirac. » Et les Chirac qu’aiment-ils ? Les arts plus que les Français… Jacques est entiché d’arts premiers, Bernadette préfère la lumière lourde qui décline sur la ville de Montreux. Elle doit adorer les lumières des tableaux d’Edgar.

Ces dernières phrases, ces pensées intimes, je les rêve tout haut. Je viens de les inventer pour prolonger ce moment de bonheur que doit vivre l’artiste au moment de la consécration. Le reste, c’est Edgar qui me le raconte, chaque fois qu’on a envie de délirer ensemble ; chaque fois qu’on a la fièvre, celle de refaire le monde.

Edgar, c’est Edgar Mabboux, 90 ans, la peinture dans le sang, de l’amertume collée au cœur, de la rage plein les poings, jamais dans ses tableaux. Des tableaux éparpillés comme oubliés dans son atelier-bunker, disséminés un peu partout. Des tableaux reconnus dans le monde entier, si peu chez lui.

À Paris, l’étiquette finit par rattraper Bernadette Chirac, elle inaugure et fait sa visite protocolaire, comme chaque année. Elle ne rencontrera pas Edgar. Ni ce jour-là, ni plus tard. « Je n’ai pas osé m’approcher d’elle, me souffle le peintre. J’avais tellement honte, peur d’être ridicule, en bon petit Suisse bien complexé que j’étais, tu vois ? J’ai surtout été trop con ! »

Tu ne sais pas si bien dire, Edgar. Aujourd’hui ton chef-d’œuvre parisien que tu avais présenté – sans succès – quelques semaines auparavant à Fribourg, tu ne sais même plus à qui tu l’as vendu, où il se trouve. Quel gâchis !

En décembre 1986, deux ans avant Paris, ce tableau avait fait un bid

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